Le Traversier, Revue Littéraire
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Premier prix du Concours 2023

Texte proposé par Philippe Roumeau

Le passager du vent

L’immensité du ciel. L’immensité de la mer. Et, entre les deux, une embarcation qui erre sur les flots. Jusqu’à son départ il ne connaissait que l’immensité du ciel et du désert. Il ne pouvait pas imaginer autant d’eau, lui qui n’avait vu que quelques gouttes de pluie, bien trop rares, tombées sur son village.
Il est à l’arrière de ce bateau en bois depuis trois jours. Un îlot de fortune qui porte bien son nom tant cela lui a coûté cher d’avoir le droit d’être assis là, entre deux mondes. La vue sur les dos de tous ces migrants le renvoie un peu plus à sa solitude. Nul regard ne se croise. Chacun est tourné vers cet horizon dont il ignore tout. Aucun mot ne vient rompre le grondement des vagues. Il est, comme tous ses compagnons d’infortune, sous l’emprise du passeur et du vent qui sont les seuls à avoir les clés pour les faire passer du hasard au destin.
Il ne sait plus s’il a quitté son village poussé par un vent de désespoir ou d’espoir. Seul son grand-père avait été dans la confidence de son départ. Celui-ci avait compris la réalité de l’état dans lequel se trouvait son petit-fils. Il lui avait simplement fait comprendre que le passage du désespoir à l’espoir est plus difficile que la traversée d’une mer.
Le vent vient de se lever. Les vagues soulèvent brutalement l’embarcation. Certains regards ont quitté l’horizon et cherchent un soutien dans celui des autres. Nulle réponse à ces appels. Seuls des regards hagards et quelques cris de détresse essaient de faire obstacle à la violence du vent. En vain, naturellement.
Il a quitté les siens cherchant à fuir la misère et la mort presque certaine, pour, finalement, se retrouver encore avec cette mort qui l’accompagne. Comment peut-elle le poursuivre avec un tel acharnement ? Comment peut-elle disperser aux quatre vents tous ces fugitifs qui ne demandent qu’une terre de repos ?
Soudain son regard croise le visage de cette jeune femme qui vient de se retourner vers lui. Il n’avait vu, jusqu’à présent, que ses cheveux danser dans le vent. Elle pleure. Il ne sait pas quoi faire. Il ne peut rien faire de toute façon. A part s’accrocher à l’embarcation pour ne pas chavirer. Et la regarder. S’il pouvait au moins lui sourire… mais il ne sait pas. Il ne sait plus faire. Il a l’impression que le vent a emporté son sourire.
L’embarcation continue à flotter au bon vouloir des vagues et du vent. Ils sont de plus en plus ballottés. Les vagues les submergent et ils sont maintenant trempés. Certains sont à genoux et prient. Il ne voit plus si la jeune femme pleure toujours. Ses larmes sont peut-être noyées par l’eau de mer. Il sent bien, à présent, qu’il s’accroche plus à son regard qu’à l’embarcation.
• « Malgré les larmes il y a encore une étincelle de vie dans ce regard » se dit-il.
Comme un phare qui annonce la terre. Cette terre d’asile dont il rêve depuis longtemps. Elle, elle perçoit dans son regard comme une bouée de sauvetage. Elle est prête à la saisir dans un dernier sursaut de survie. Un regard qui passe de l’un à l’autre peut parfois changer une vie.
Il est enfin sur une plage. Il ne sait pas par quel miracle il est arrivé là. Il a encore les cris de détresse qui résonnent dans sa tête lorsque certains passagers ont chaviré. Une dernière vague fatidique suivie d’un vent de panique. Puis les flots sans aucune pitié. Et un combat disproportionné pour ne pas être englouti et pour continuer le voyage au moins jusqu’au rivage qu’ils avaient aperçu, à la fois si proche et si loin, avant cette dernière vague.
Il a dû s’accrocher longtemps à ce bout de planche car il est épuisé. Mais il n’est pas seul. Quelques personnes sont étendues sur le sable ici et là. Il ne sait pas si elles ont chaviré dans l’autre monde ou sont seulement rescapées comme lui.
Il n’a qu’une obsession maintenant. Non pas celle de survivre mais de la retrouver. A-t-elle eu la force de nager jusqu’à cette plage ? Une planche de salut est-elle venue à son secours ? Il ne peut s’imaginer autre chose. Il se dit que le vent a tout emporté mais n’a pas pu voler cette étincelle qui brillait dans son regard. Non, ce n’est pas possible !
Il scrute la plage de longs instants. Sa vision se brouille mais il aperçoit, au loin, une personne recroquevillée sur elle-même. Ses cheveux flottent au vent. Elle regarde vers la mer, vers l’horizon qu’elle a quitté il y a trois jours, comme lui et tous ces migrants partis pour une autre vie. Il sait que c’est elle. Le passage du désespoir à l’espoir, dont lui parlait son grand-père, devient enfin réalité. Il la rejoint. Elle pleure…et sourit aussi en le voyant.
Maintenant ils marchent côte à côte sur le sable. Ils avancent péniblement vers l’inconnu…mais ensemble. Le vent efface leurs traces de pas au fur et à mesure qu’ils s’éloignent. Comme un trait sur leur passé.
Semblables aux oiseaux ou aux grains de sable ils sont devenus les passagers du vent.
Soudain il se rend compte qu’il est au fond de l’embarcation. Etendu. Il a dû s’évanouir ou être assommé par quelque chose. Il reprend ses esprits peu à peu. Il aurait voulu rester dans son rêve, dans cette autre vie, et ne pas revenir une nouvelle fois à la réalité.
Elle n’est plus à ses côtés.
Elle ne l’a jamais été.
Le vent s’est enfin apaisé. Il se rend compte que quelques personnes manquent à bord. Il ne la voit plus. Ses yeux affolés scrutent l’eau. En vain. Il a envie de crier mais il ne peut que gémir. En silence. La mort impose encore et toujours son silence. La mer et le vent, ses complices, ont œuvré pour elle et ont englouti des vies qui ne savaient même pas encore ce que vivre voulait dire. Et lui n’a rien pu faire. Il n’oubliera pas ses cheveux qui dansaient dans le vent…et cette étincelle de l’espoir dont ce vent meurtrier a eu raison.
Enfin il aperçoit la côte. Cette fois il ne rêve pas. Mais il n’exulte pas. Comment le pourrait-il ?
Il ne connaît pas cette nouvelle terre qui se rapproche. Mais il a traversé l’immensité de la mer. Il sait qu’il n’est qu’un passager et demain il sera loin. Il pensera longtemps à cette jeune femme apparue quelques instants puis disparue à jamais.
L’espoir puis le désespoir.
Il pense à son grand-père, à tout ce qu’il lui a transmis, à ses derniers mots. Il arrive à sourire…intérieurement. Il sait qu’il lui faudra continuer à lutter au milieu de l’immensité du monde. Pour ne pas tomber. Pour ne pas sombrer.
Le désespoir puis l’espoir. C’est cela qu’il faut retenir.
Un rayon de soleil disperse une multitude d’étincelles à la surface de la mer. Il lui semble en reconnaître une. Le vent, qui s’est adouci, lui murmure à l’oreille :
• « Va passager, quelqu’un t’attend quelque part ! ».

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